Luc Ferrari

 

Propos recueillis par Dan Warburton, le 22 juillet 1998
   

 

J'ai toujours adoré la musique de Luc Ferrari, depuis que j'ai découvert "Music Promenade" (morceau qui, avec "Variations IV" de Cage, le "Sinfonia" de Berio et "Hymnen" et "Telemusik" de Stockhausen, englobe parfaitement le bouillonnement culturel des années soixante) dans une discothèque à une époque où mes copains étaient branchés sur les Sex Pistols. Enfin de la musique électronique (heu, pardon, musique concrète) avec un visage humain et un bon sens de l'humour! Pour citer Daniel Caux–"si l'on accorde un sens au terme de chef-d'oeuvre, alors il convient de l'appliquer à "Presque Rien No. 1, le lever du jour au bord de la mer" de 1970".

Etant complètement d'accord avec lui, je suis parti à la recherche de tout ce que je pourrais trouver de Ferrari. Pas évident, vu que ces vieux vinyles étaient introuvables depuis des lustres. Maintenant, quelques années plus tard, d'autres gens s'y intéressent: John Zorn lui a confié un album sur Tzadik, et David Grubbs s'apprête à ressortir deux grands morceaux instrumentaux de 1967 et 1970, "Interrupteur" et "Tautologos 3". C'était donc un grand plaisir de rencontrer Luc Ferrari chez lui à Montreuil et de discuter à l'ombre de ces pruniers couverts non seulement de prunes mais aussi de disques compacts–"ce sont des trucs que je n'écoute plus, donc je les ai accrochés aux arbres"–tous étincelants dans le soleil d'un après-midi de juillet.

(link to English version)

Il y a une grande tradition Luc Ferrari de falsifier les autobiographies..

De toute manière, quand on ment, on ne s'en aperçoit pas fatalement.. Je suis né à Paris. Je n'ai pas bougé, sauf maintenant où j'habite en banlieue et je déteste ça. (Rires)

Vous êtes venu d'une famille assez musicale?

Non, pas du tout. Mes parents étaient venus de Corse, d'un village très pauvre, après la guerre de 1914-18. Ils sont devenus les petits-bourgeois sympathiques provinciaux. J'étais dans un lieu–le cinquième arrondissement–où par hasard se trouvaient des artistes, des musiciens. Mes soeurs fréquentaient déjà les artistes, les poètes, et finalement c'est un monde de la création qui m'a attiré –j'ai eu envie de faire du piano, et ça a très vite glissé vers l'écriture. Le fait de jouer les notes des autres ne me suffisait pas. Il fallait que moi je crée des notes aussi.

Quels étaient vos premiers souvenirs musicaux ou sonores de cette époque?

C'était plutôt la radio, parce que la radio c'était une chose très nouvelle. J'étais gosse pendant la guerre 39-45, et mes parents déjà avant la guerre avaient un des premiers postes de radio, et il y avait Radio Londres. J'ai un souvenir sonore important, ces quatre percussions sur les timbales, et après cette espèce de "brouillamini" de voix, de voix brouillées par des appareillages électroniques, à travers desquelles on entendait des messages surréalistes.. comme des cadavres exquis! C'étaient des souvenirs sonores fantastiques. On ouvrait la radio et il arrivait dans les oreilles des choses n'importe quoi! Un jour il y a eu un truc qui m'a marqué, c'était "Pacific 231" d'Honegger. D'un seul coup c'était une musique de bruit pour moi complètement étonnante. Après la guerre on a commencé aussi à parler des musiciens contemporains–j'avais 15 ans, et c'étaient des émissions que je suivais passionnément. Les premières choses que j'ai entendu de Webern, Schoenberg, c'était cette époque-là. Juste après la guerre.

Avec qui avez-vous suivi des études?

(Rires) Vous voulez voir le panorama, c'est ça?! J'ai étudié d'abord le piano. Ca ne m'a pas satisfait parce que j'ai trouvé mes professeurs cons.. et répressifs. J'avais des désirs d'interprétation qui dépassaient le cadrage du Conservatoire. Donc j'étais en conflit avec mes professeurs de piano. En plus de ça j'écrivais des choses, et je me sentais un peu au-dessus du panier! (Rires) J'écrivais la musique atonale, et bruitiste, comme Honegger, que j'ai rencontré aussi. J'ai un peu travaillé avec lui–je l'ai trouvé très dépressif (Rires) et pessimiste, et disant que c'était pas la peine. C'est emmerdant quand on est jeune qu'un type vous dise: "Ca sert à rien de faire de la musique, c'est pas bien, devenez plutôt dentiste.." J'ai trouvé ça vieux. Moi, j'avais besoin de nouveau.
Après je suis allé chez Messiaen, en 1953, quelquechose comme ça. Je suis passé juste après Boulez et Stockhausen. Messiaen était passionnant quand il parlait de la musique des autres, et il était insupportable quand il parlait de sa musique! (Rires) Il faisait référence aux oiseaux, et les oiseaux j'en avais rien à foutre, et ensuite c'étaient les couleurs, les accords qui avaient des couleurs mélangées, et ça me semblait d'une naïveté incroyable. Et après il y avait le Bon Dieu, le Jésus, la Sainte Marie et tout ça qui défilaient dans ses pensées, et moi j'étais profondément athé. Ca m'emmerdait. Je trouvais que sa musique n'était pas bonne, qu'il n'avait aucun sens du mouvement. C'était en quelque sorte des musiques faites par section qui n'avaient pas le sens de s'installer dans un temps, de continuer une idée. Ca me semblait une musique faite de petites idées collées les unes aux autres, comme il collait les chants d'oiseaux. Il y avait un trou là et hop! il y collait un chant d'oiseau.. Le concept était de transposer en musique des choses qu'il avait entendues et qui lui plaisaient.. Ca me semblait un peu mince. Mais, c'était tout de même un type passionnant.
Ensuite j'étais à Darmstadt à partir de 54, c'était formidable. Mes premières oeuvres y ont été jouées tout de suite. C'est là où j'ai rencontré tout le monde dans cette génération de musiciens qui ont fait la vie musicale d'après-guerre. Evidemment, il y avait Messiaen, mais la rencontre la plus pleine d'enseignement philosophique et esthétique pour moi c'était avec John Cage. C'était pas Boulez. Stockhausen j'ai trouvé que c'était un gars formidable, très riche du point de vue imagination musicale–tous les sens de la création sonore réunis dans une intuition extraordinaire. Avec une volonté très stricte de faire série, mais série dans un sens explosif.

Etait-ce aussi rigoureux du point de vue idéologique que la légende?

C'était une époque idéologique. Une époque où on avait envie de quelquechose de fort, d'une structure forte. On venait du bordel, on venait de la violence.. Darmstadt, c'était des ruines. Ca m'avait complètement troublé de voir un pays comme ça, démoli à ce point. Terrifiant. Mais il y avait des filles magnifiques. Il fallait choisir entre la série et les filles.. (Pause) J'ai choisi les filles.. (Rires) La grande rencontre musicale c'était avec Cage qui faisait exploser toutes ces idées qui commençaient déjà à devenir un peu institutionnelles.

Comment était la musique que vous écriviez à cette époque?

C'était à base de série, assez sérielle, mais pas trop systématique, avec les erreurs acceptées.. (Sourire) C'était aussi le moment ou j'étais attiré par les bruits, et donc par la naissance de la musique concrète, plus que par celle de la musique électronique. Par contre j'étais assez bien avec les gens qui s'occupaient de la musique à Cologne, Musik der Zeit, qui m'ont joué aussi.

Aviez-vous découvert la musique concrète avant d'aller à Darmstadt?

J'ai probablement assisté aux concerts de la musique concrète–pas aux tous premiers–au début des années cinquante. J'ai rencontré Pierre Schaeffer à ce moment-là. Schaeffer a toujours détesté la musique contemporaine–(Rires)–mais il m'aimait bien, et probablement il trouvait que j'étais un déviant par rapport à la série ambiante. C'est probablement pour ça qu'il m'invitait au studio, mais je n'y suis pas allé avant 1958 parce que je voulais continuer à faire de la musique instrumentale. J'ai fait beaucoup de choses à ce moment-là, des expériences instrumentales, orchestrales, des partitions qui ne sont pas connues.

Il vous arrive aujourd'hui de regarder à nouveau ces partitions?

Ca dépend, quelquefois. Quand on déménage! (Rires)

Quels autres morceaux vous ont marqué de cette époque? "Le Marteau sans Maître"? "Gruppen"?

Ah oui, "Gruppen." Bien sûr. Et les Klavierstücke de Stockhausen. J'étais à toutes les créations.

Et Boulez?

Boulez me semblait un type qui faisait des lois. Comme un juriste. (Sourire) Ca ne me plaisait pas trop, parce que je me sentais plus à l'aise dans la liberté, et dans le travail sur l'intuition. De quoi j'ai envie, qu'est-ce que je désire profondément? Voir si ça correspondait à une norme ou pas ne me semblait pas un problème intéressant. Donc j'ai assez vite dévié de ça, et comme par ailleurs j'étais plutôt du côté de Schaeffer que du côté de la musique électronique, j'étais pas un type fréquentable! J'étais dès le début écarté du Domaine Musical, qui à ce moment-là était la figure centrale de la musique contemporaine. C'était la diffusion des compositeurs anciens et nouveaux. Et je n'étais pas dedans.

La différence entre la musique concrète et la musique électronique était-elle aussi marquée à cette époque-là?

Ah oui, complètement. La musique électronique utilisait les sons purs, complètement calibrés. Il fallait réfléchir numérique, en quelque sorte, d'une façon qui permettait d'explorer d'une manière technologique les idées de la série, en les étendant à d'autres paramètres. Tandis que les concrets, Schaeffer et Henry, eux, ils travaillaient comme s'ils étaient des échantillonneurs–leur jeu était de capturer des sons qui ne pouvaient pas être calibrés d'une façon sérielle parce qu'ils avaient des caractères trop complexes. Moi, ça m'intéressait beaucoup. Mon premier essai dans la musique concrète était en 1958, avec quelques "Etudes". Schaeffer avait fait des études de bruit, moi j'ai fait des études aux sons animés, des études aux sons répétitifs..

Qu'est-ce que vous avez enregistré comme sons de départ?

Toutes sortes de choses. Evidemment le piano parce que c'était l'instrument central, mais pas en tant que clavier, plutôt en tant que générateur de sons plus complexes. Des tôles, des instruments de percussion, n'importe quoi, tout ce qu'on pouvait trouver comme chose qui pouvait servir de son. On allait au marché aux puces, dans les fabriques, les usines, chercher des morceaux de métaux divers, des ressorts. Il y avait tout le début du Groupe de Recherches Musicales, il y avait François-Bernard Mâche, François Bayle, Parmegiani et bien d'autres.. on était un vrai groupe.

Y avait-il aussi une idéologie derrière tout ça?

Schaeffer avait son idéologie, c'était de faire un solfège généralisé. Moi, je trouvais que le solfège n'était pas suffisant–c'était un instrument qui permettait d'une certaine manière de reconnaître les sons, de jouer avec, de les écouter. J'ai pourtant appris à écouter beaucoup. On enregistre d'abord des tôles, du piano, des ressorts, et puis, à partir du moment où on se prive de la vision, on est dans un milieu où on écoute des bandes et on écoute ce qu'elles disent. On n'écoute plus les images, on n'écoute plus la causalité. L'idéologie c'était de ne pas employer des sons en tant qu'instrument, mais en tant que sons sur la bande magnétique, où ils abandonnaient le côté causal: c'était plus une clarinette, c'était plus un ressort, c'était plus un piano. C'était un son qui avait une forme, un développement, une façon de vivre.

Comment votre travail avec les bandes a-t-il influencé votre écriture instrumentale?

J'arrivais à faire un travail concret, un travail électro et par ailleurs continuer ma vie d'écrivain d'orchestre, d'instruments. Mais évidemment les découvertes sonores pouvaient donner des désirs instrumentaux très différents, quelquechose qui n'était plus en rapport avec les données sérielles. Ma musique instrumentale était à l'époque atonale, encore que.. quelquefois avec des choses harmoniques. C'était aussi l'époque des collages.. et il y avait aussi l'influence de John Cage.

Revenons à cela un peu.. pourquoi pour vous était-ce une rencontre si importante?

C'était quelquechose qui n'avait plus aucune relation avec la musique qu'on entendait à l'époque, qui était la musique sérielle. C'était aussi une façon d'aborder l'instrument en tournant autour.. c'est à dire, on avait un piano mais on ne l'utilisait pas comme piano, ce qui était déjà très proche de la démarche concrète. Surtout, c'était une musique de provocation à autre chose: qu'est-ce qui se passait comme théâtre quand il tournait autour du piano? quand il utilisait les sifflets dans une casserole d'eau? quand ils étaient tous les deux (avec David Tudor) à réagir ensemble avec probablement un programme défini mais un programme secret..? Finalement, c'était la découverte de cette définition et de ce concept qui étaient complètement mystérieux. Cage était complètement provocateur. On riait comme des fous et il adorait ça! Je dois dire que Boulez riait un petit peu, mais il riait pas franchement.. il riait jaune.. (Rires)

Avec Messiaen vous n'avez pas aimé tous les "bagages" genre oiseaux, couleurs, religion–mais Cage avait aussi ses obsessions Zen, champignons, et cetera.. Ca ne vous a pas gêné?

C'était complètement exotique, et beaucoup plus étonnant que les oiseaux. En fait, Cage ne parlait pas tellement de ça à ce moment-là. Il parlait de la vie courante–les discours de Cage qu'on connaît tous, qui relatent des petits faits de la vie, des observations minimalistes sur le social, sur le sentiment, sur les choses vues, les choses vécues. Les choses vécues étaient des choses pleines d'enseignement–c'était ça qui était extraordinaire.

Que faisiez-vous au début des années soixante, après avoir digéré ce ferment Darmstadt?

J'étais un membre du Groupe de Recherches Musicales qui venait de se créer, et j'y avais une fonction de recherche sur la construction des instruments. Il y avait aussi des sessions d'improvisation–qui ne se faisait pas beaucoup à l'époque–avec l'Ensemble Instrumental de Musique Contemporaine de Paris dirigé par Konstantin Simonovic. On a beaucoup travaillé ensemble; avec lui on faisait des improvisations comme expériences sur l'écriture. C'étaient des improvisations semi-écrites; il y avait des paramètres sur la partition, et des paramètres qui manquaient.. On voyait le degré d'improvisation et le degré de proposition.

Etiez-vous sensible au free jazz qui arrivait des Etats-Unis à cette époque? L'écriture pour le piano en "Société II" me fait souvent penser à Cecil Taylor..

Je crois que j'ai découvert Cecil Taylor un peu plus tard, en 65 ou 66. Ca m'a beaucoup impressionné–Cecil Taylor est un personnage étonnant, et sa façon d'être avec l'instrument, avec la musique est bouleversante..

Qu'est-ce que vous écoutiez d'autre?

Les Beatles, tout ce qui était pop. Evidemment toute la musique contemporaine. La musique classique aussi–je n'ai toujours pas arrêté d'en écouter.. J.S.Bach, Beethoven. Par contre, Brahms ou Schubert ne m'ont jamais intéressé.

"Société II" porte également le titre "Et si le piano était un corps de femme.." Pouvez-vous nous expliquer ça?

"Société II" était un morceau instrumental pur dans lequel s'installait déjà un petit peu le théâtre instrumental–à l'époque c'était avant garde, introduire le théâtre dans le concert. On était très amis avec Kagel (on se voit moins maintenant, on est très occupé l'un et l'autre.. quelquefois on se retrouve par hasard et c'est très agréable), on avait des démarches un peu parallèles. "Société II" c'est un certain nombre de musiciens qui petit à petit se rassemblent autour d'un piano et lui font des misères.. (Rires) Ce sont des agissements masculins qui exercent des violences sur le corps de la femme. Donc c'est aussi une description d'une époque où le machisme était remis en question–on commençait à préparer 68.. les grandes prises de conscience sociales et politiques, la condition des femmes, et cetera.

Juste avant la fin du morceau, il y a ce moment extraordinaire où la musique décolle et devient du music hall complètement fou.. Que vouliez-vous signifier par ça?

De briser les styles. Là-dedans il y a des musiques bruitistes, il y a des actions théâtrales, il y a des musiques gentiment atonales, et d'autres tonales, tout se mélangeait dans un joyeux patchwork.. Moi j'avais déjà envie à l'époque de mélanger les styles!

C'est peut être ça qui a attiré l'attention de John Zorn?

Oh, je ne sais pas s'il connaît ça.

Au contraire, il ne faut pas le sous-estimer! C'est un grand collectionneur, et très fana de Kagel..

Ah oui? C'est sympa.

Que faisiez vous pendant les événements de mai 1968? Vous participiez?

J'enregistrais un peu! (Rires) J'allais dans les discussions. Je ne manifestais pas parce que je n'aime pas la violence. Les gens qui jettent des cailloux d'un côté sur d'autres qui jettent des grenades lacrymogènes, ça me plaît pas trop, alors j'étais un petit peu en dehors. Mais j'assistais aux choses, de loin.

Pensiez-vous que ça allait changer la réception de la musique contemporaine?

Musicalement, est-ce que ça a changé des choses..? (Pause) Je pense que notre génération a précédé ce mouvement-là. Il n'est pas né tout seul–il est né d'une réflexion sociale/politique/philosophique que nous avions faites, nous. Cet espèce de désir fantastique de liberté s'exprimait déjà dans nos partitions avant, cette idée de casser les choses institutionnelles, de sortir des registres esthétiques donnés des choses conçues "pour être comme ça et pas autrement".. En fait, pour sortir des lois. Donc 68 a bénéficié de notre action.

"Music Promenade", avec ses bribes de discours politiques, de manifestations me semble être une sorte de commentaire sur cette époque. L'avez-vous conçu comme ça?

C'est un panorama de la société. L'idée du morceau est venue du fait que très tôt au sein de la musique concrète j'ai été un des premiers à prendre le magnétophone et à le sortir du studio, à me balader avec, à proposer l'usage de son enregistré à l'extérieur du studio, c'est à dire les sons de la vie. J'avais un Nagra, un de premiers appareils portables. J'ai commencé à récolter des sons sans avoir d'idée préconçue là-dedans, mais simplement la volonté d'introduire dans le discours musical un son qui à l'origine ne l'était pas. Comme je disais toute à l'heure, la musique concrète était basée sur une abstractisation [sic] du son, on ne voulait plus connaître l'origine, la causalité.. tandis que là je voulais qu'on reconnaisse la causalité, s'il s'agissait du bruit de la circulation c'était pas pour faire la musique mais c'était pour dire: ça c'est le bruit de la circulation. (Rires) Probablement l'influence de Cage. A l'époque je faisais partie d'une équipe de tournage de films à la télévision, et j'étais un pseudo-ingénieur du son (je n'avais aucune formation technique, mais j'avais une sensibilité, une expérience de l'enregistrement).

J'étais engagé comme musicien et preneur de son, et cette équipe a parcouru l'Europe pour faire des films, et donc j'enregistrais pour eux et aussi pour moi. J'enregistrais tout ce qui m'intéressait, qui probablement n'allait pas servir aux films.. J'ai emmagasiné un grand nombre de sons et après j'ai commencé à composer avec pour "Music Promenade". Au départ c'était une installation, pas du tout une chose qui devait rester dans les vingt minutes. C'était destiné à quatre magnétophones qui tournaient en permanence–quatre fois vingt minutes de son qui se décalaient en se rembobinant et faisaient un environnement permanent. Mais c'était difficile de réaliser cette installation–c'était pas à la mode, les installations!–difficile de trouver quatre magnétophones, huit haut-parleurs, table de mixage et cetera, et donc la maison de disques Wergo m'a demandé de faire un mixage.

"Tautologos 3" de 1970 va être édité de nouveau par David Grubbs. Est-ce qu'il va réenregister le morceau ou ressortir la version originale de Simonovic?

Ils vont sortir l'originale. Qui n'est pas mal, qui est assez rigolo. "Tautologos 3" c'est une autre histoire, une histoire qui me met en parallèle avec les répétitifs américains. Fatalement. Je pense que je connaissait déjà leur musique–autour de 70 j'ai fait un voyage aux Etats-Unis et j'ai rencontré Steve Reich, Terry Riley, Robert Ashley, Gordon Mumma. Ce sont des gens que j'aime beaucoup. Probablement l'idée était en route. "In C" date de quelle année? 1964? Je ne pouvais pas dire que j'étais un répétitif à l'époque–j'ai toujours été intéressé par la répétition, mais je ne savais pas comment l'aborder. J'étais encombré par la série dans les années soixante mais je pratiquais tout de même des idées en boucles qui se répétaient dans des cycles et qui ne se rencontraient jamais–c'était aussi l'idée dans l'installation "Music Promenade". Des événements musicaux dont on sent l'idée de répétition mais qui ne sont pas caractérisés par le phénomène répétitif.

Ce qui m'intéressait c'était de boucler des événements qui, dans leur façon de réapparaître créent des objets musicaux chaque fois renouvelés. L'idée de la tautologie. La première apparition de "Tautologos 3" est une partition en écriture, en mots, partition-texte comme c'était fait d'ailleurs à l'époque, où j'expliquais les lois de la tautologie. Donc c'est une partition qui donne la liberté aux interprètes de choisir leur action. Alors, on a beaucoup fait cette partition-texte, je l'ai faite dans les milieux théâtraux et instrumentaux.. C'était en mélangeant les actions instrumentales et théâtrales des autres qu'à un moment j'ai voulu faire ma version à moi! (Rires) J'ai écrit une partition instrumentale en restant assez fidèle à la partition-texte. J'ai été quelquefois engagé comme professeur de workshop où j'ai fait "Tautologos 3" très souvent–les étudiants étaient amenés à suivre d'une façon rigoureuse cette partition–quand je leur ai présenté ma version à moi ils m'ont dit: "Ca c'est tricher! Tu ne suis pas les règles!" (Rires) Et moi j'ai dit: "Vous savez, moi, je suis libre.."

L'autre morceau sur le disque sera "Interrupteur." Que cherchiez-vous à faire avec cette composition?

Je voulais faire une musique la plus immobile que possible. Ca n'a pas marché d'ailleurs parce que c'est une partition assez animée! Mais l'idée c'était d'avoir des tenues instrumentales qui allaient d'un bout à l'autre. Tel instrument va monter pendant dix minutes et puis il va descendre pendant dix minutes, un autre va monter pendant trois minutes et descendre pendant dix-sept minutes, et cetera. Chaque instrument avait un dessin et donc les lignes se croisaient, et chaque fois qu'il y avait un croisement cela produisait un événement hétéroclite. Ca c'est l'idée de base. Ce qui m'intéressait c'était de décider d'une durée et de voir ce qu'allait faire chaque instrument d'une façon conceptuelle. Je commence maintenant à travailler à nouveau avec les durées en essayant de les organiser d'une façon complètement aléatoire du point de vue de la composition–c'est tout écrit, mais les données de la composition sont complètement fabriquées par le hasard. Je prends la durée et je l'utilise comme peinture, comme un tableau..

"Presque Rien No. 1" reste votre morceau le plus célèbre..

Ca, c'est vrai. Je me demande comment ça s'est fait.

Pour David Grubbs au moins ce morceau représente un genre nouveau dans la musique contemporaine de l'époque, ce qu'il appelle "Sound Art" au lieu de "Music Composition".. Mais pour vous, est-ce que c'était une démarche compositionelle différente?

J'ai voulu avoir une démarche radicale, aller jusqu'au bout de l'utilisation du son naturel, en mettant dedans aucun son fabriqué, sophistiqué. Une fois que j'ai fait "Presque Rien No. 1", je n'avais plus besoin d'être tellement radical. Il y a un paysage, un seul, et un temps donné, et la radicalité de la chose c'est que c'est un seul endroit et c'est un moment de la journée déterminée, le lever du jour. Ce qui est bien dans les "Presque Riens" ce sont des choses entendues qui se font remarquer: finalement il y a un moment où les sons se font remarquer plus que normal. Je me baladais toujours avec magnétophone et micro, et là j'étais dans un village de Dalmatie, et notre chambre donnait sur un tout petit port de pécheurs qui était pris dans des collines, ce port s'approfondissait dans des collines, ce qui donnait une qualité acoustique extraordinaire. C'était très silencieux. La nuit j'étais réveillé par le silence, ce silence qu'on oublie quand on habite en ville. J'ai entendu ce silence qui petit à petit commençait à se vêtir. C'était une merveille. J'ai commencé à enregistrer la nuit, toujours à la même heure quand je me réveillais–3h ou 4h du matin–et j'enregistrais jusqu'à environ 6h.. J'avais beaucoup de bandes!

Après j'ai trouvé un truc–j'ai choisi les sons qui se répétaient chaque matin.. Le premier pécheur qui passait toujours à la même heure, avec sa bicyclette.. La première poule, le premier âne, et puis ce camion qui partait à 6h du matin au grand port pour chercher des passagers du bateau qui arrive. Les événements imposés par la société. Après c'est le compositeur qui joue! (Sourire) Et moi, je suis libre, je joue avec la liberté.. Je pense que c'est bien d'avoir un concept très fort et puis de l'oublier. Parce que sinon on risque de passer à côté des choses. Il faut écouter l'intuition.

Comment l'oeuvre a-t-elle été reçue?

Très bizarrement. Ç'a été très mal reçu par mes collègues du GRM, qui disaient que c'était pas de la musique! (Rires) Je me souviens de la séance où je leur ai fait écouter ça dans un studio, et tout le monde avait le visage pétrifié.. J'étais assez content, parce que je trouvais que c'était pas mal. Ensuite c'était enregistré par Deutsche Grammophon pour cette grande série "Avant Garde". Ca a eu du succès aux Etats-Unis probablement, parce que c'est tombé dans cette période où les gens cherchaient à faire des plans-séquences sans intervenir et ils l'ont reconnu comme étant un peu dans cette préoccupation-là.. le cinéma de Warhol, par exemple. Minimalisme.

Vous avez attendu sept ans avant de faire "Presque Rien No.2"..

"Presque Rien No.2" était un dévoiement de "Presque Rien No.1". Il y a deux endroits, et c'est plutôt la nuit, le crépuscule plutôt que l'aurore. Ce qui me permettait de dormir le matin! (Rires) J'étais saisi par la nuit dans un petit village des Corbières qui s'appelle Tuchan, où la nuit je me baladais avec Brunhild et on faisait des enregistrements. La qualité de la nuit était extraordinaire–le bruit des routes au loin, les oiseaux, les grillons plus ou moins près, les cloches, les chiens..

Et un autre élément: votre voix là-dedans, comme commentaire..

Il y avait aussi l'idée du commentaire du promeneur/observateur, qui prend conscience de ce qu'il est en train d'enregistrer, et qui ajoute ses idées. Là-dedans il y a du vrai et du faux.. Il y a des choses qui, pour la logique dramaturgique, ont été ajoutées, il y a des commentaires qui sont faux! (Rires) Le fait de jouer avec la vérité et le mensonge est tout de même le concept, qui est venu après, quand je me suis rendu compte qu'il y avait un "Presque Rien" qui était en train de naître. Il y a des sons des instruments ajoutés aussi.. Le fait de mettre le promeneur à l'intérieur de la prise de son, de le reconnaître comme personne, m'a fait penser: "Maintenant il y a des sons naturels, mais je vais aussi en fabriquer, je vais introduire une transcription symbolique des sons qui me sont rentrés dans la tête et ensuite intervenir comme compositeur." Entrer dans une pratique de réalisation.

Comment votre écriture instrumentale a-t-elle évoluée pendant les années 70? J'ai l'impression qu'elle devenait moins sérielle, plus minimale..

Ca c'est vrai. D'une part il n'y a pas eu un style, mais plusieurs, et de dire on peut agir d'une façon atonale aussi bien que tonale–c'est à dire appréhender et jouer avec la capacité harmonique plutôt qu'avec la tonalité comme au 19ème siècle. La tonalité c'est comme la série, ça m'a jamais intéressé. Ce qui m'intéresse c'est une capacité harmonique de présenter un état de sensibilité et de jouer avec.

Travaillez-vous au piano?

Oui, beaucoup. C'est important d'avoir le geste. Si quelqu'un me demandait un morceau pour six flûtes, je serais catastrophé.. (Rires) Avec le piano je suis capable de dominer complètement la situation gestuelle.. pas pour jouer moi-même, mais je sais ce qui est difficile, voire impossible. On peut aussi écrire des choses impossibles qui deviennent possibles plus tard.

Et l'informatique?

J'ai beaucoup de mal avec les machines qui ne sont pas gestuelles. Mais maintenant on revient à la gestuelle même en jouant une machine numérique–je suis assez fasciné par la techno, comment ces gens travaillent avec les vinyles, cette habilité immédiate de réaction gestuelle.. Les échantillonneurs sont très intéressants comme moyen de montage en temps réel.
Quels sont vos projets actuels?

Je travaille tout le temps, des Hörspiels, des choses pour la radio expérimentale, particulièrement en Allemagne, et aux Pays-Bas. Là, j'ai des vraies commandes. En ce moment je prépare deux choses: d'abord un journal de voyage au Sud-Ouest des Etats-Unis, que je fais pour Radio Hilversum en Hollande. Je vais voir tout ce qu'on peut voir dans les guides touristiques! J'ai la durée que je veux. C'est moi comme preneur de son qui raconte, soit en sons soit en paroles, tout ce qui peut arriver par hasard dans un voyage aventureux. J'imagine que c'est beaucoup plus visuel que sonore là-bas.. mais c'est à moi de me démerder! (Rires) Et le deuxième projet c'est de faire un morceau pour l'année prochaine pour instruments et bande, une commande de GRM. Vingt minutes.. Assez court pour moi.

Comment avez-vous rencontré David Grubbs?

J'étais à Chicago dernièrement, en avril. J'ai fait le circuit universitaire, c'est à dire, des conférences sur mon travail, et puis dans le meilleur des cas, un concert ou plusieurs concerts dans le cadre universitaire. A Chicago j'ai fait un concert de bandes, un concert électro. "Presque Rien avec Filles", "Music Promenade" et "L'Escalier des Aveugles". David était à plusieurs endroits où j'ai donné mes conférences, et on a sympathisé. Et puis quand il était à Paris, il est venu me voir et il m'a dit qu'il aimerait bien republier les choses qui sont introuvables, comme "Interrupteur" et "Tautologos 3". Finalement, comme premier contact avec un étudiant/professeur du bout du monde qui me parle de musiques pas trop connues, c'était très drôle. C'est assez courant aux Etats-Unis, il y a des gens qui savent un peu tout, et je ne sais pas comment ils font pour ça. J'ai l'impression qu'on trouve là-bas tous les anciens disques vinyles, je ne sais pas s'ils ont acheté tout le stock.. Je sais que si je demande à Deutsche Grammophon ils ne se souviendront même plus de moi! (Rires) En tout cas pas ce disque-là avec "Presque Rien No. 1", et "Société II".. Il y avait aussi des disques sur EMI, Philips, dans la fameuse série argentée.. Probablement ce sont des choses qu'on trouve là-bas dans les grands magasins..

Comment avez-vous été contacté par Tzadik?

On a fait un concert à Mills College en Californie en 1997, pendant une tournée avec Brunhild dans des universités là-bas (elles se sont contactées–"Luc Ferrari vient en Californie!"–et j'ai été invité à pas mal d'endroits). A Mills College ils voulaient faire un concert instrumental, donc j'ai envoyé la partition de "Cellule 75". Je ne l'avais pas entendu depuis des années, donc j'ai décidé de faire un revival.. Périodiquement il y a des choses qui me réintéressent. Ils l'ont joué si bien qu'on s'est dit que ça serait bête de ne pas faire un disque. Il y avait Chris Brown, et William Winant qui ont proposé de faire ça avec Zorn. Winant connaît Zorn, non?

Oui, il joue sur "Kristallnacht"..

Ah bon, il l'a même vu! (Rires) Le disque s'est fait très vite–ils l'ont enregistré sans m'avertir, et ils ont fait le mixage aussi. On m'a envoyé le premier mix, j'ai fait mes critiques, ils ont corrigé, et c'était bon. Je n'ai pas eu affaire avec M. Zorn, j'ai eu son associé avec le nom japonais. Depuis que ce disque a été publié je n'ai plus aucune nouvelle de lui. Je ne sais pas s'il y a eu de la pub pour ça.. C'est assez différent de la version enregistrée par La Muse en Circuit, parce que il y a tout de même un peu de liberté dans les parties assez improvisées. Par contre, "Place de Abbesses" n'avait jamais été publié. Je l'avais dans mes archives, et en l'écoutant je me suis dit que ça pourrait peut être compléter ce disque. Je trouvais que c'était toujours.. audible.

Avez-vous habité près de cet endroit?

Non, mais j'avais beaucoup d'amis là. C'est une place qui m'intéressait bien, à mi-chemin entre le bas et le haut, accroché comme ça.. Je n'ai pas fait des enregistrements sur place–c'était purement virtuel. Une description dans la tête et pas du tout réaliste. Les "Presque Riens" sont beaucoup plus réalistes. "Place des Abbesses" c'est impressionniste dans la tradition française.. (Sourire) Quand j'aurai mon nouveau studio dans deux ou trois mois je vais commencer à faire d'autres recherches dans mes caisses de bandes.

Si on vous enfermait dans votre studio pour toujours avec seulement dix disques, qu'est-ce vous choisiriez?

Quelle horreur! C'est une question abominable, parce que je suis trop convivial pour imaginer que je pourrais être enfermé quelque part–à moins qu'on m'envoie en prison, ce qui est peut être possible.. (Rires) Mais, bon.. Opus 106 de Beethoven, c'est une chose qui m'intéresse. "Le Clavier Bien Tempéré" de Bach. Les "Préludes" de Debussy. (Pause) "She Was A Visitor" de Robert Ashley. "In C" de Terry Riley. Sûrement un John Cage de la dernière période.. peut être la symphonie pour grand orchestre, je ne sais plus comment ça s'appelle.. Je peux l'écouter très longtemps, il y a toujours des choses différentes. (Pause) Des madrigaux de Monteverdi, mais je n'arrive pas à donner de titres. Un Vivaldi. (Pause) Un Cecil Taylor des années soixante. (Pause) Pour rester dans le jazz, le Modern Jazz Quartet. La chanson ne m'intéresse pas beaucoup. Je me méfie de la voix chantée, mais pas de la voix parlée. Ce que je préfère c'est la voix spontanée. Des rencontres avec des gens. Comme cet interview..


Interview copyright 1998 by Dan Warburton, Paris Editor. Paris Transatlantic Magazine, Summer 1998. See interviews of related interest with David Grubbs, Eugene Chadbourne and Fred Frith